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DE CHARTIER CREATEUR D’HARMONIES

Romarin : un sudiste au profil terpénique nordique

Déc 12, 2020

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Par François Chartier « Créateur d’harmonies »

« Non cogitat qui non experitur. » Pas de pensée sans expérimentation.
(Marguerite Yourcenar)

Voilà une phrase de la célèbre autrice belge qui me confirme une fois de plus qu’en science comme dans les plaisirs de la table, l’expérimentation ouvre la voie à la pensée, qui conduit tout droit à la créativité, puis aux plaisirs pluriels. Dans ce chapitre, je vous entraîne donc au cœur de mes recherches harmoniques, plus précisément sur la piste des arômes ensoleillés et boisés du romarin et des vins qui devraient, maintenant plus que jamais, être en liaison parfaite avec cette herbe méditerranéenne par excellence.

Chimie 101

Un peu de chimie 101 pour débuter… Les composés volatils du romarin sont de la famille des terpénols, qui sont les substances d’origine variétale susceptibles de typer les arômes de certains vins, plus particulièrement ceux à base de muscat et, dans une moindre mesure, ceux de gewurztraminer et de riesling, tous pourvus en molécules aromatiques terpéniques. Des vins blancs, donc. Pourtant, dans la grande majorité des cas, le romarin est utilisé en cuisine pour rehausser des plats, surtout à base de viande, comme l’agneau, qui sont à tout coup harmonisés avec des vins rouges.

Et quand le romarin est utilisé dans un plat de légumes ou de poisson – accord régional oblige – on pense presqu’à tout coup à un vin blanc ou à un rosé de Provence ou provenant de l’un des nombreux vignobles du bassin méditerranéen.

Pourtant, les blancs de riesling et de gewurztraminer sont absents des zones de culture du Midi. Quant au muscat, natif de cette région, il y est plus qu’abondant mais presque uniquement vinifié en vin doux naturel (liquoreux et riche en alcool), de sorte qu’il n’est pas vraiment adapté à l’harmonie avec de tels plats salés ; sauf, bien sûr, pour les belles pointures de muscat sec d’Alsace.

Vous vous dites sûrement que vous avez rarement senti une note de romarin frais dans un riesling ou un gewurztraminer… Il faut savoir que les parfums des herbes et des épices, comme celui des végétaux et des produits du règne animal, sont signés par plus d’un composé aromatique.

Dans certains cas, il y a bien sûr un seul composé qui domine les autres ; c’est vrai pour le clou de girofle, la cannelle, l’anis étoilé et le thym. Mais, pour 99 % des végétaux, c’est l’ensemble des composés contenus dans chaque herbe et chaque épice qui leur confère leur arôme particulier. Les graines de coriandre, par exemple, sont à la fois florales et citronnées en raison de leurs nombreuses molécules de la famille des fleurs et des agrumes. Le romarin n’y échappe pas et se montre même fort complexe.

La prochaine fois que vous aurez une branche de romarin entre les mains, humez à fond et à plusieurs reprises l’odeur du romarin frais. Vous y découvrirez tantôt des notes boisées et florales, tantôt des tonalités rappelant les conifères, le girofle et l’eucalyptus.

Ces arômes, qui composent son bouquet unique et reconnaissable entre tous, proviennent de ses différents composés volatils de la famille des terpènes. Ces molécules chimiques sont engendrées naturellement par la plante afin qu’elle puisse se défendre de façon répulsive de ses prédateurs, les animaux.

Donc, nous voici plus proches des arômes dénichés dans le riesling ou le gewurztraminer. À preuve : il est courant de sentir des effluves de fleurs et de conifères dans un riesling, tout comme il est fréquent de dénicher dans un vin de gewurztraminer des touches épicées de girofle, des notes camphrées d’eucalyptus et florales de rose. D’où l’union en symbiose entre le romarin et ces vins. Et ce, pas uniquement en théorie, mais bel et bien au nez et en bouche !

Enfin, il y a aussi des différences aromatiques entre les différentes variétés de romarin : le romarin de Corse est plus riche en bornéol (odeur de camphre, boisée, tonique et presque médicamenteuse), aux parfums doux et fruités, avec une note d’encens. Celui du continent, provenant de Provence, du Rhône sud et du Languedoc-Roussillon, est marqué par le verbénone (odeur de verveine espagnole).

Terpènes

Les terpènes, catégorie à laquelle la plupart des composés volatils du romarin appartiennent, sont des composés aromatiques complexes qui tendent vers des nuances florales. Ils sont une catégorie d’hydrocarbures produits par de multiples plantes, où l’on retrouve notamment les conifères. Les terpènes sont aussi responsables en bonne partie de l’arôme des fleurs et des agrumes qui dominent dans la famille des muscats ainsi que dans le gewurztraminer, auxquels s’ajoute la famille des hydrocarbures qu’on trouve dans les vins de riesling.

Dans la nature, on a recensé plus de 4 000 composés de nature terpénique, dont, entre autres, 400 monoterpénoïdes et plus ou moins 1 000 sesquiterpénoïdes. Ce sont des hydrocarbures, extraits des huiles essentielles et des résines végétales. Les terpènes les plus importants sont les suivants : a-pinène, b-pinène, delta-3-carène, limonène, carotène et lutéine.

Les cépages dits « terpéniques »

Ce sont les cépages de la famille des muscats qui en sont les plus richement pourvus, même si d’autres types de cépages et de vins sont aussi dominés par le linalol (odeurs florales) qui est l’un des importants principes actifs de la famille des terpènes.

Les terpènes ne sont présents que dans les cépages blancs, à l’exception du black muscat. Ils ont aussi des caractéristiques aromatiques que l’on trouve dans les aiguilles et écorces des conifères et dans les agrumes. Ils s’expriment par des tonalités fraîches d’épinette, d’agrumes, de fleurs et de feuilles vertes.

C’est en 1956 qu’un certain Cordonnier découvre l’existence des terpènes ainsi que leur rôle dans la signature aromatique du cépage muscat. Depuis, une multitude de chercheurs et d’œnologues se sont penchés sur ces composés volatils afin de mieux comprendre leur impact dans les vins provenant de la grande famille des muscats, tout comme dans les autres cépages blancs.

Il faut savoir que les substances volatiles typiques de tous les cépages cultivés pour le vin appartiennent à deux grandes familles de composés volatils, donc de molécules aromatiques : ce sont les terpènes et les pyrazines.

Comme nous l’avons vu, les terpènes signent l’arôme des fleurs et des agrumes qui dominent dans la famille des muscats mais aussi chez le gewurztraminer et le scheurebe, son jumeau moléculaire (voir chapitre Gewurztraminer) ; s’y ajoute la famille des hydrocarbures, dont on perçoit les arômes d’épinette, de pin, de romarin, de sapin et de pétrole dans les vins de riesling.

D’autres cépages développent aussi des notes terpéniques de façon plus ou moins prononcée, voir même subtile dans certains cas. Ce sont les albariño et viura espagnols, le müller-thurgau autrichien et les très français chardonnay, muscadelle, roussanne et sauvignon.

Ces tonalités terpéniques se traduisent par des composés volatils, tels que : le linalol (floral/fruité), le géraniol (rose/boisé/épicé), le nérol (floral/agrumes), ho-triénol (tilleul/lavande, gingembre/fenouil et miel) et l’a-terpinéol (agrumes).

Les arômes terpéniques les plus fréquents :

agrumes, pêche sucrée, camphre, eucalyptus, pin, épinette, pétrole, romarin, thym, sauge, menthe, muscade, caractère boisé et épicé, gingembre, citronnelle, rose, bois de rose, eau de rose, bergamote, cannelle, ylang-ylang, lavande, muguet, hibiscus, safran.

Les raisins et les vins contiennent plus de 70 composés terpéniques. Pour la plupart, il s’agit de monoterpènes, de quelques sesquiterpènes et des alcools et aldéhydes correspondants.

Muscat et botrytis cinerea

Les raisins muscats attaqués par le botrytis cinerea (pourriture noble) perdent leur typicité à un certain niveau d’intensité (car la quantité de terpènes baisse considérablement). Ils perdent donc leur caractère floral singulier, d’où le souhait de la majorité des viticulteurs de ne pas voir le botrytis se développer sur leur vendange de muscat.

Les molécules aromatiques terpéniques sont très volatiles ; ce sont donc les premières molécules perçues, tant au nez qu’en bouche, lors de la dégustation d’un vin – il suffit de penser à la très immédiate note d’hydrocarbures de certains rieslings, tout comme celle de rose des gewurztraminers –. De plus, leur volatilité les fait disparaître assez rapidement à la cuisson à chaud, tant pour le vin que pour les herbes aromatiques (romarin), agrumes et fleurs utilisés en cuisine.

En cuisine avec le romarin : les crevettes

Faites l’exercice en sautant à la poêle des dés d’ananas et de poivron rouge ainsi que quelques branches de romarin frais finement hachées, que vous déglacerez par la suite au vin blanc (celui que vous servirez à table). Puis, faites-y revenir des crevettes et crémez très légèrement le tout. Si vous avez déglacé avec un riesling sec, servez le même riesling. Si c’est plutôt un gewurztraminer sec, vous pourriez accompagner ce plat d’une petite cuillère de crème chantilly rehaussée d’une pincée de cari, qui raffole du gewurztraminer ; cela permettra de créer une harmonie encore plus vibrante.

Hammam à la vapeur de romarin…

Pour créer un lien aromatique encore plus évident entre les parfums pluriels du romarin et du vin, servez ce plat dans des bols, que vous déposerez dans des assiettes creuses plus grandes, dans lesquelles vous aurez placé quelques branches entières de romarin frais. Au moment de servir, versez devant vos convives un peu d’eau bouillante dans les assiettes creuses. Ainsi, comme dans un hammam à la vapeur de romarin, ses effluves s’élèveront vers les cils olfactifs de vos invités qui n’auront qu’à se laisser guider par ses principes aromatiques vers le vin servi dans leurs verres. Vous réaliserez ainsi l’union « scientifique » et gourmande à souhait entre le romarin et les vins blancs secs de riesling ou de gewurztraminer.

Avec l’agneau

Que faire avec les viandes rouges au romarin? Il suffit d’oser cuisiner de l’agneau façon pot-au-feu, c’est-à-dire bouilli, parfumé par quelques branches de romarin, et de surprendre vos invités en harmonisant cette viande rouge avec un vin blanc alsacien sec. Vous pouvez aussi opter pour un vin doux, car ça ne change rien ici, puisque nous sommes dans le domaine des harmonies aromatiques qui prennent le dessus sur la structure dite « physique » des vins de noble origine, à base de riesling. Ici, l’harmonie sera réalisée grâce à deux pôles d’attraction harmonique (pour plus de détails, voir le chapitre Bœuf, dans le livre Papilles et molécules). 

Primo, la viande bouillie ainsi cuite perd son sang et devient plus filandreuse, tout en étant très parfumée par les saveurs du bouillon, ce qui permet la rencontre avec un blanc sec très parfumé.

Secundo, la présence des principes actifs du romarin crée une liaison quasi parfaite avec ceux du riesling.

Du fromage aux desserts

Enfin, à l’heure du fromage comme du dessert, vous pouvez aussi profiter de la rencontre des mêmes molécules aromatiques. Servez un fromage à croûte lavée, comme le munster, au centre duquel vous aurez laissé macérer pendant quelques jours du romarin finement haché. Accompagnez-le d’une vendange tardive alsacienne à base de gewurztraminer. Ainsi, vous ferez un clin d’œil moderniste à l’accord régional classique entre le « gewurz » et le munster au cumin !

Le xérès fino est aussi riche en notes florales terpéniques (linalol, nerolidol et farnesol), ce qui fait de lui aussi un bon compagnon du romarin, d’autant plus qu’il possède la puissance aromatique et une présence en bouche à la hauteur de l’expressivité du romarin. Il faut donc le marier, par exemple, à une salade de fromage de chèvre sec ayant préalablement mariné dans de l’huile d’olive parfumée au romarin.

Puis, au dessert, le même type de vin fera sensation avec une soupe d’ananas et de fraises parfumée au romarin, tout comme avec un étonnant shortcake aux fraises et à l’ananas, surmonté d’une crème chantilly parfumée au romarin.

Tarte au « siphon »

Et pourquoi pas une tarte au « siphon », version contemporaine de la classique tarte au citron, dans laquelle la meringue est ici effectuée avec un siphon, donc plus aérienne, et parfumée au romarin ?

Pour l’expérience, voici un dessert orchestré uniquement à partir de composés terpéniques :

« Graines de grenade au muscat, confit d’agrumes et glace à l’eucalyptus » (voir recette dans le magazine Spain Gourmet, No 62, page 124). S’y ajoutent, lors du montage de l’assiette, du romarin ainsi que des fleurs comme le jasmin et la verveine citronnelle. Du 100 % terpénique ! Un accord « sur mesure » pour un riesling vendange tardives, comme un gewurztraminer ou un muscat.

Ananas, fraises et girofle dans la sphère aromatique du romarin !

Fait intéressant à noter, dans leur composition moléculaire, l’ananas, la fraise — spécialement lorsque ces deux derniers sont très mûrs —, le clou de girofle et le romarin contiennent une bonne dose d’eugénol, ce qui les rapproche du clou du girofle et des vins qui lui siéent bien (voir chapitre Clou de girofle).

Logiquement, tout comme dans la pratique, un plat dominé par la fraise, l’ananas, le romarin et/ou le girofle devrait trouver une piste harmonique intéressante avec les vins dotés d’eugénol (voir chapitre Ananas et fraise).

Sauge, curcuma, laurier, eucalyptus…

Il faut savoir que la sauge et le curcuma sont aussi riches que le romarin en notes terpéniques, donc également en harmonie aussi avec le riesling, le muscat et le gewurztraminer.

Les huiles essentielles d’eucalyptus et de laurier ne révèlent que d’infimes différences dans leurs principes actifs. On peut donc les qualifier de « jumeaux moléculaire », à l’image de l’ananas et de la fraise. Le cinéol (ou eucalyptol) et le bornéol, deux principes actifs, donnent le ton chez les deux. On dépiste aussi ces deux composés volatils dans le romarin.

D’où l’union des plats parfumés par l’eucalyptus, le laurier et/ou le romarin avec des vins rouges marqués au nez par l’eucalyptus, comme le sont certains cabernets chiliens ainsi que les cabernets californiens et australiens.

Conclusion

En comprenant mieux les molécules aromatiques des ingrédients de liaison comme le romarin ainsi que celles des vins, la science permet aujourd’hui d’ouvrir de nouvelles avenues d’études harmoniques. Une fois les essais effectués en cuisine et à table, l’amateur et le professionnel héritent de nouveaux plaisirs, certes inattendus, mais toujours aussi harmoniques, sinon plus ; à condition que les résultats « en bouche » de ces rencontres soient concluants. Vous voilà donc maintenant sur la piste des harmonies moléculaires. Comme le dit si bien le célèbre astrophysicien Hubert Reeves : « La science livre ses connaissances à qui les recherche ».

Le romarin en quelques recettes harmoniques

  • Fricassée de crevettes à l’ananas et au poivron doux surmontée de chantilly au romarin (recette dans À Table avec Chartier)
    Riesling allemand, alsacien ou australien
  • Fricassée de crevettes à l’ananas et au poivron doux surmontée de chantilly au cari, parfums de romarin
    Gewurztraminer sec alsacien 
  • Agneau façon pot-au-feu parfumé au romarin
    Riesling sec Alsace Grand Cru
  • Fromage à croûte lavée parfumé au romarin
    Soupe tiède d’ananas et de fraises au romarin
    Gewurztraminer vendanges tardives
  • Shortcake aux fraises et à l’ananas, chantilly parfumée au romarin
    Muscat de Rivesaltes (ou autre vin doux naturel à base de muscat)
  • Tarte au « siphon » (une tarte au citron, avec meringue au siphon parfumée au romarin)
    Riesling vendanges tardives

François Chartier « Créateur d’harmonies »

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