MAELSTRÖM GASTRONOMIQUE : COMMENT CHARTIER CRÉATEUR D’HARMONIES A ÉTÉ ASPIRÉ DANS L’UNIVERS D’eLBULLI

Mars 2008 :
Première conférence en Europe sur les « harmonies moléculaires » de Chartier

Après y avoir passé cinq semaines de recherches et de découvertes harmoniques au printemps 2007 ainsi que trois semaines en 2006, Chartier était de retour à Barcelone, en mars 2008, afin d’effectuer d’autres rencontres exploratoires avec des chefs et des sommeliers d’avant-garde. Il a notamment donné une première conférence en sol européen sur sa science aromatique dans le cadre de la foire alimentaire et vinicole Alimentaria (la plus importante foire alimentaire et vinicole européenne).

C’est donc à l’invitation des organisateurs d’Alimentaria que Chartier est venu divulguer aux chefs cuisiniers et aux sommeliers européens les plus récents résultats de ses travaux de recherche en « harmonies moléculaires », une discipline qu’il a créée en 2004. Chartier a été invité sur la recommandation de Juli Soler, copropriétaire et homme-orchestre d’elBulli qui avait lui-même eu vent des travaux aromatiques de Chartier par des amis communs, vignerons espagnols.

Plus d’une centaine de sommeliers et de chefs ont assisté à cette conférence de 90 minutes, dont quelques sommeliers et cuisiniers du célèbre restaurant elBulli, de même que Juli Soler, sans oublier quelques producteurs de vins espagnols de renom et sommeliers professionnels européens. Chartier a ainsi pu exposer et partager les résultats de ses recherches pour la première fois en sol européen.

Pour ce faire, afin d’appuyer sa présentation théorique, il a présenté de vibrantes rencontres harmoniques pratiques, à l’exemple de l’harmonie entre le cépage blanc verdejo (Rueda 2007 Vinos Sanz) et la menthe (tapas de fromage de chèvre frais à l’huile de menthe fraîche, salade de pomme et de fenouil) ; entre les vins rouges tanniques (Priorat 2005 Ferrer-Bobet) et la réglisse (tronçon de canard sauce parfumée à la réglisse noire et aux mûres) ; puis, entre les vins oxydatifs (xérès oloroso 12 ans, Osborne) et les ingrédients marqués par la signature moléculaire d’une molécule nommée « sotolon », comme c’est le cas du sirop d’érable, de la sauce soya et des très vieux vinaigres balsamiques (saumon laqué à l’érable et bière noire, réduction soya-balsamique).

De l’importance de poursuivre ses recherches

Les nombreuses questions et l’intérêt suscité par cette conférence ont convaincu plus que jamais François Chartier de la pertinence de poursuivre ses recherches en profondeur. Il sera invité de nouveau à Barcelone en septembre 2008 afin d’animer d’autres ateliers à l’invitation de la Fundacío Alícia (www.alicia.cat), l’unique centre de recherches et d’études scientifiques en gastronomie à avoir pignon sur rue à ce jour, fondé en partenariat avec le gouvernement catalan et elBulli.

Puis, grâce à la grande générosité du regretté Juli Soler (fondateur et copropriétaire d’elBulli), avec qui Chartier avait rapidement développé une relation d’amitié, ce dernier a pu passer du temps dans la désormais mythique cuisine-laboratoire, située au cœur de Barcelone. Pendant les six mois de fermeture annuelle du restaurant, une équipe de cuisiniers s’affairait à réinventer la cuisine et à envisager de nouvelles pistes de création afin d’élaborer la centaine de plats qui défileraient sur le menu au cours de la saison suivante, soit du 1er avril au 1er octobre.

Cette expérience lui a permis de mieux comprendre leur mode de recherche et de création, leurs techniques et leur façon de fonctionner. Juste à la lecture des graphiques accrochés aux murs de l’atelier, on est aspiré dans le maelström créatif de ce lieu unique ! La complicité qu’il a aussi pu développer avec les sommeliers du restaurant, dont Ferran Centelles, inspirera aussi Chartier vers de nouvelles avenues harmoniques, tout comme ses recherches en « harmonies moléculaires » ont suscité une grande curiosité de l’équipe de cet illustre établissement catalan.

Par la suite, Chartier reviendra travailler et échanger avec l’équipe d’elBulli en septembre 2008. Il y expliquera sa démarche harmonique à l’équipe de cuisiniers et de sommeliers, et en profitera pour mieux comprendre et déguster leur cuisine. Il sera ainsi mieux en mesure de « redéfinir la place du vin à table avec la cuisine créative d’avant-garde du XXIe siècle », projet sur lequel il planchait aussi en visitant les grandes tables créatives d’Europe, d’Asie, des États-Unis et du Québec.

Septembre 2008 :
L’univers harmonique de Chartier chez elBulli
harmonies ET SOMMELLERIE MOLÉCULAIRES

Mais revenons un peu en arrière avec un autre événement important pour les travaux de Chartier. L’intérêt suscité par la conférence qu’il a prononcée au printemps 2008, dans le cadre du salon Alimentaria de Barcelone, l’a rapidement ramené en Catalogne, du 30 août au 15 septembre de la même année, afin d’animer un atelier à la fondation Alicia, ainsi et surtout, qu’au célèbre restaurant elBulli. À l’invitation de Juli Soler et de Ferran Adrià, copropriétaire et chef de génie de ce haut-lieu de cuisine d’avant-garde, le créateur du principe d’harmonies moléculaires y a présenté un atelier sur ses plus récents résultats de recherches ; Mais cette fois, ce n’était pas dans leur atelier barcelonnais, mas plutôt dans leur mythique restaurant de Roses, au nord de Barcelone.

Pour l’occasion, Juli Soler avait réuni son équipe de cuisiniers, dont les trois piliers de la cuisine d’elBulli : le célèbre chef créateur Ferran Adrià, son frère Albert, maître des desserts, et leur second, le grand chef Oriol Castro (aujourd’hui aux commandes des grandes tables que sont Disfrutar et Compartir). À cette tablée d’une quinzaine de créateurs se retrouvaient également le chef explorateur des nouveaux produits, Eduard Xatruch, les deux sommeliers en chef, Ferran Centelles et David Seijas ainsi que le maître d’hôtel et quelques-uns des serveurs de l’établissement triplement étoilé Michelin.

S’ajoutait pour l’occasion Josep Roca, le sommelier du réputé restaurant de cuisine d’avant-garde créative, le El Celler de Can Roca, situé à Girone, dont les trois frères Roca (Joan Roca, le chef, Jordi Roca, le chef pâtissier, et Josep, le sommelier) sont les propriétaires. Ce très grand sommelier espagnol qu’est Josep Roca a aussi écouté avec un vif intérêt l’atelier où Chartier a partagé pendant trois heures ses plus récentes recherches scientifiques sur certains ingrédients de liaison qui permettent de créer de nouvelles recettes de même que sur l’harmonisation des vins et des mets.

Lors de cet atelier tenu devant cette quinzaine de brillants chercheurs, le cinéaste allemand Gereon Wetzel était aussi présent avec son équipe de tournage. Il voulait capter les moments où la créativité prend forme pour en faire un documentaire intitulé elBulli ; Cooking in Progress (voir vidéo de la bande-annonce).

Harmonies et sommellerie moléculaires

Dans cette conférence sur sa science aromatique, Chartier a abordé différents sujets, à commencer par l’impact sur l’harmonie avec les vins qu’ont les aliments dotés de molécules qu’il a surnommées « au goût de froid ». Vous pouvez d’ailleurs lire un reportage résumant l’ensemble de ses recherches sur ce vaste sujet dans le chapitre « Le Goût de froid », publié dans son livre de référence Papilles et molécules.

Notre expert en saveurs et en arômes a aussi présenté d’autres thèmes harmoniques, comme l’union audacieuse des très espagnols safran et xérès fino/manzanilla. Il a donc conduit Ferran Adrià et son équipe sur la piste aromatique du safran. Ainsi, Chartier a pu leur démontrer, graphique à l’appui*, que par la présence des différents principes actifs de la famille des caroténoïdes, des terpènes et des aldéhydes, cette épice aux notes florales, épicées et aux arômes de foin coupé qu’est le safran trouve écho dans les vins dotés d’une structure moléculaire semblable ; c’est le cas, entre autres, des vins à base de riesling, tout comme d’une myriade d’ingrédients complémentaires (partageant les mêmes molécules dominantes).
*(voir chapitre Le safran, dans le livre Papilles et molécules)

Les participants à cette rencontre ont aussi été fort surpris d’apprendre que le thé vert japonais gyokuro (aussi très riche en caroténoïdes, donc marqué, comme le safran, par une douce amertume et par des arômes de fleurs et de foin coupé) s’unit aussi avec maestria à certains mets dominés par le safran. Oriol Castro, chef et complice des frangins Adrià, a pu ainsi saisir qu’il pouvait s’inspirer de cette nouvelle piste pour créer un plat façon elBulli dominé, entre autres, par le safran et le thé gyokuro. Il a d’ailleurs réussi cet exploit avec brio lors du premier séjour de collaboration de Chartier dans la cuisine laboratoire de Barcelone, en décembre 2008.

Quant à l’univers aromatique du xérès, emblème vinicole espagnol s’il en est un, plus particulièrement du fino et de la manzanilla, le créateur d’harmonies a pu leur dessiner la très grande sphère aromatique de ce type de vin par le biais d’une meilleure compréhension de sa structure moléculaire ; celle-ci est composée, entre autres, d’acétoïne, de solérone, de terpènes, d’acétate d’éthyle, d’acétaldéhydes et de lactones.

Ainsi, après leur avoir expliqué plusieurs de ses plus récents graphiques qui analysent une à une les molécules aromatiques du xérès fino, les participants à cette rencontre mémorable en sont rapidement parvenus à une large arborescence d’aliments composés d’une structure aromatique apparentée. Celle-ci peut être utilisée soit par le sommelier ou par l’amateur de bons crus dans la réussite de l’harmonie vins et mets, soit par le chef ou le cuisinier en herbe lors de la création de nouvelles recettes avec des aliments de mêmes familles aromatiques.

Puis, ce fut au tour de la figue séchée et des thés noirs fumés d’être scrutés par le « scanneur » de l’auteur de Papilles et molécules. Le cas de la figue séchée est particulièrement intéressant. Sa principale signature aromatique lui est donnée par une molécule du nom de solérone. Celle-ci contribue aussi grandement à singulariser l’identité aromatique du xérès fino et des thés fumés. Pourtant, tout sommelier qui se respecte a l’habitude d’unir les mets dominés par la figue séchée avec des vins plus riches, plus évolués et plus caramélisés que le xérès fino, qui est à la fois très sec et très frais. Pour la figue séchée, il choisit habituellement un xérès oloroso enveloppant, généreux et évolué.

La grande force des recherches aromatiques de François Chartier réside justement là. Par une meilleure compréhension de la structure moléculaire des aliments et des vins, il est possible d’en peaufiner les harmonies, tout en ouvrant de nouvelles avenues jusqu’ici inexplorées, simplement par manque de connaissances scientifiques. Avec les résultats obtenus, on peut maintenant effectuer des harmonies plus justes que jamais, en mariant avec maestria des mets dominés par la figue séchée avec un xérès fino. On peut aussi et surtout créer de nouvelles recettes adaptées pour la réussite de l’harmonie.

Un exemple? Vous êtes amateur du très populaire prosciutto accompagné de melon ? Comme le xérès est espagnol et qu’il est riche en acétaldéhydes, tout comme le jambon séché, prenez un jambon ibérique séché et enroulez-le sur des figues séchées, pour ensuite en confectionner des brochettes. Puis, servez en apéritif à vos invités un verre de votre fino favori (frais mais pas trop froid) accompagné de ces brochettes. Vous verrez, l’harmonie est plus que parfaite et franchement meilleure qu’avec du melon et/ou un xérès oloroso, ancien compagnon traditionnel des plats dominés par la figue séchée…

Chartier a également proposé à Ferran Adrià et à Juli Soler de s’amuser à transformer l’un des plats remarquables et déstabilisants qu’il avait dégusté à leur table l’année précédente : la soupe virtuelle de jambon ibérique et de tomate. Son idée fondatrice consiste tout simplement à remplacer la gelée à l’eau de tomate par une gelée d’eau de figues séchées, pour ainsi créer un accord vibrant avec un xérès fino.

Ils l’ont aussi suivi sur la piste des ingrédients très nippons que sont le sésame et le miso, qui figurent d’ailleurs parmi les nombreux produits japonais cuisinés dans le menu elBulli 2008, à la suite des récents voyages au Japon d’une partie de l’équipe. À cette occasion, celle-ci a collaboré avec le mythique chef Mibu Ishida, dans son restaurant de Tokyo où on ne compte qu’une seule table pour huit convives !

Pour le sésame, riche en furfuryl thiols (des composés soufrés comme on en trouve dans les vins de sauvignon blanc et de verdejo) ainsi qu’en lignans (des composés phénoliques comme ceux que procure aux vins l’élevage en barriques), ils ont rapidement compris que la piste à suivre est plus que jamais celle des vins de ces cépages blancs élevés en barriques.

D’autant plus qu’une fois grillé, le sésame joue dans la sphère aromatique de la noix, avec des notes fumées et grillées, nées de la réaction de Maillard (brunissement des aliments par la chaleur). Donc, du sauvignon blanc pour le sésame frais, on se dirige inévitablement vers un fumé blanc californien fermenté et élevé en barriques pour la version grillée.

Pour le miso, l’harmonie est dictée par ses esters très fruités, avec une note d’ananas ; par ses composés phénoliques, aux tonalités boisées ; par ses composés nés de la réaction de brunissement rappelant le grillé ainsi que par la présence importante du savoureux trio glutamate/inosinate/guanulate. En effet, par leur effet de synergie, ceux-ci donnent au miso du volume et de la texture ; c’est en fait la cinquième saveur, qu’on nomme « umami ». Il faut donc des vins dotés de volume, d’arômes grillés et torréfiés, un brin évolués, à la fois fruités et boisés.

Enfin, après quelques autres pistes harmoniques, Chartier a terminé cet atelier par un clin d’œil aux souvenirs de l’enfance, avec la barbe à papa, remise au goût du jour depuis quelques années grâce aux réflexions et aux recherches effectuées par l’équipe du laboratoire de cuisine elBulliTaller, à Barcelone. Depuis, de nombreux chefs des quatre coins du monde se sont approprié à leur façon la barbe à papa, tant en mode sucré qu’en mode salé. À la base, elle est dominée par le sotolon, une molécule aromatique très importante dans l’univers du vin et de la gastronomie.

Ce principe actif signe, entre autres, l’identité singulière du vin jaune du Jura, tout comme des vins évolués, de plus de dix ans d’âge, provenant de la région de Sauternes, de Tokaj ainsi que de la Champagne. Sans oublier que le sotolon est aussi l’empreinte aromatique du sirop d’érable, de la poudre de cari, du fenugrec, du sel de céleri, de la sauce soya, du vieux rhum et des vieux sakés ! Ce sont donc de nombreux ingrédients et de nombreuses boissons à utiliser, tant pour la création de recettes à base de barbe à papa que lors de l’harmonie avec les vins.

À la fin de sa présentation, le chef Ferran Adrià a invité Chartier à revenir chez elBulli du 16 au 19 décembre 2008, mais cette fois, dans le mythique atelier laboratoire elBulliTaller, à Barcelone, pour que lui et son complice Oriol Castro puissent travailler personnellement avec Chartier sur ses propres recherches en harmonies moléculaires. Adrià comptait ainsi s’inspirer des travaux du Québécois pour créer certains plats du prochain menu 2009 d’el Bulli. Ce qui a été fait sur une soixante de plats inspirés par la science d’harmonies moléculaires, avec Chartier.

Pour de plus amples informations sur la collaboration de Chartier avec l’équipe d’elBulli :

N’hésitez pas a lire le texte « elBulli : la science aromatique de Chartier comme une cartographie alimentaire pour inspirer le chef Ferran Adrià » dans la catégorie CHEFS de ce site internet ; suivez aussi le Blogue elBulli « Créativité », où Chartier ouvre pour la première fois son carnet de notes utilisé lors de ses séances de collaboration au elBulliTaller et au restaurant elBulli.

D.O. Cava

La D.O. Cava est la première appellation européenne à faire appel à un expert en science aromatique afin de démontrer les nombreuses possibilités d’accords gastronomiques avec ses vins. Une autre expérience unique pour François Chartier qui lui permet de pousser toujours plus loin ses recherches et d’approfondir son expertise !

ELBULLI

Retour sur les deux premiers « événements marquants d’une vie » qui allaient propulser le Barcelonais d’adoption et Montréalais de naissance François Chartier dans l’univers d’elBulli. Ce lieu de création culinaire unique incarne désormais pour tous les grands chefs et observateurs de la gastronomie mondiale un centre de recherche et d’innovation absolument incontournable.

CACAO BARRY

Depuis 2014, François Chartier est consultant aromatique pour la grande maison Cacao Barry qui fabrique une gamme complète de chocolats de couverture haut de gamme et une foule de produits destinés à la pâtisserie et la chocolaterie. Une collaboration d’autant plus fructueuse que Cacao Barry a établi des succursales de son Académie du chocolat un peu partout dans le monde au cours des dernières années.